Le dispositif de The Tragical History of Hamlet, Prince of Denmark était visuellement simple mais techniquement assez complexe pour mériter un rapide descriptif. Au milieu d’une grande salle, un cylindre de tulle de 4 m de diamètre et 5 m de haut, surélevé par un socle d’environ un mètre, abritait un seul comédien (Jean-Philippe Salério vêtu d’un costume du XVIIe siècle) et recevait sur toute sa surface les projections d’images sélectionnées sur Internet par le biais d’une « googlelisation » des grandes thématiques de la célèbre pièce . Un clavier était mis à la disposition du public à l’extérieur du cylindre. Au début de chaque phase, un curseur clignotait sur le tulle écran puis la ligne brisée et intermittente d’un oscillogramme apparaissait. Ensuite, tout dépendait des spectateurs qui enclenchaient (après une longue hésitation parfois) les différentes phases de la performance en dialoguant avec le comédien à l’aide du clavier, après avoir tâtonné pour trouver un mot de passe changeant à chaque phase : chacune de leur question, réflexion ou citation engendrait tantôt un extrait des monologues d’Hamlet récité par le comédien, tantôt une salve d’images animées tirées d’Internet .
« Notre époque est détraquée »
Comme souvent, les MOI faisaient preuve d’une bonne dose de culot et d’impertinence à se colleter avec ce monument théâtral qu’est Hamlet, quand tant de grands metteurs en scène l’avaient fait avant eux jusque très récemment. Si la pièce originale fut totalement dépecée par sa transposition dans la culture numérique, quelques réminiscences subsistaient : l’impuissance et la solitude tragiques d’Hamlet étaient encore évoquées par l’isolement du comédien dans son cylindre de tulle, ainsi que par le traitement dramatique de la lumière. Mais seuls le costume XVIIe siècle et les extraits de monologues signalaient vraiment la pièce de Shakespeare pour très vite devenir anachroniques, emphatiques et donc dérisoires, face au déferlement d’images (provenant essentiellement de YouTube). Car nous étions d’emblée dans les codes de l’univers numérique : période de chargement et de réinitialisation de chaque phase, login, mot de passe, message d’erreur… La tragédie d’Hamlet se dissolvait dans ses signes et ses images, ses expressions populaires et ses commandes à distance : la gestuelle du comédien s’inspirait directement de celle de Tom Cruise dans le film Minority Report ; ses fragments de monologues étaient déclenchés à distance par le public sous forme de msn, eux-mêmes filtrés par la recherche hypertexte ; la fameuse tirade « To be or not to be », paroxysme du tourment dans la pièce mais galvaudée par son passage dans la culture collective, était assimilée aux innombrables réinterprétations autofilmées que le tube « Je suis malade » a pu générer sur la toile, répétées ad nauseam tout au long de la performance ; enfin, les fantômes qui accompagnent Hamlet dans la pièce n’étaient plus identifiables mais perdus au milieu de toutes les figures anonymes s’auto-promouvant sur YouTube.
« Que la nuit n’est-elle déjà venue ! »
Ces films projetés sur le tulle écran jusqu’à saturation – bug – du système ouvraient autant de « fenêtres » d’ordinateur, rappelant l’esthétique déjà en germe dans la scénographie retenue par les MOI pour leur présentation de la collection de l’artothèque . Si cette esthétique était plus clairement numérique dans la performance, le rappel à une exposition n’est pas neutre non plus : en effet, Hamlet fut aussi la plus plastique de leurs interventions (avec Weltmensch peut-être), et surtout la plus sculpturale grâce au volume tout en lumières et jeu de transparences permis par le matériau du cylindre dont les artistes ont exploité toutes les potentialités plastiques et spatiales. Ce tulle blanc assumait un triple rôle de sculpture, d’écran et de paravent entre le spectateur « activateur » et le ou les comédiens. Bien que noir et dressé en plan, le tulle écran et paravent était déjà présent dans 17 juin (2006). Translucide, il posait déjà cette distanciation corporelle réaffirmée dans Hamlet mais transgressée dans la performance suivante Tu ? Quoi ?. Il permettait néanmoins la simultanéité de deux registres de perception visuelle : le présent réel du comédien et la virtualité de l’image et du texte. Si la situation centrale de cette colonne de lumière a pu rendre le dispositif à priori plus plastique que théâtral, il n’en était pas moins spectaculaire : l’alternance d’un contraste d’ombre et de lumière tout baroque avec une pénombre crépusculaire a-t-elle eu sur le public le même effet sidérant que celui d’un écran d’ordinateur ? De façon assez inattendue, les spectateurs ont en effet peu circulé autour du cylindre, et, malgré l’absence de chaises, se sont souvent contentés de le « contempler », immobiles, aux quatre coins de la salle, renouant alors avec le mode de visibilité théâtral.
Ce cylindre s’avérait bien la métaphore d’une virtualité, d’une matrice génératrice d’informations et d’images, dont nous peinerions à contrôler le devenir et la prolifération sidérante - l’impuissance balbutiante d’Hamlet au cœur de l’œuvre -, alors même que nous y participons quotidiennement. Le télescopage de deux registres culturels questionnait le devenir de la culture classique à l’heure du Web Social (blog, msn, YouTube, Wikipedia, etc.) : qu’en est-il de la culture dite classique, de ses mythes et de ses questionnements existentiels ? Peut-on la confronter ou l’articuler à la nouvelle culture numérique, à ses modes d’apparition et de diffusion ? Comment combiner une culture de la lecture, de la contemplation et du texte à une culture de l’expérience, de la sensation et de la visibilité immédiate ? Hamlet ne fut peut-être pas, à mon sens, la performance la plus réussie du groupe MOI, mais elle fut une des plus ambitieuses et des plus expérimentales.
Anne Giffon-Selle
Chronique des années MOI (Part. 4)